Au troisième jour du troisième mois lunaire

Au troisième jour du troisième mois lunaire

Une des cinquante-cinq ethnies minoritaires de la Chine, les Dong, vit au sud-ouest du pays, dans une région particulièrement enclavée. Un isolement qui lui a permis de conserver sa langue, ses fêtes, son savoir-faire architectural et son culte des esprits.  Privilège d’une société sans écriture, les Dong ont une langue entre 6 et neuf tons; et les jeunes filles mangent régulièrement des fleurs pour s’adoucir la voix.

Guizhou, Village Dong © PPC
Guizhou, Village Dong © www.philippepataudcélérier.com


Une mer de toits ondule sous la brume. Les tuiles de terre cuite se chevauchent marquetant d’aplats gris la base des montagnes. Zhaoxing semble se mouvoir par reptation comme les écailles d’un dragon à plusieurs têtes : cinq tours dominent le village. Zhou sourit, l’œil mobile sous un nez camus. « Chez nous le dragon est le fils du serpent et le père du poisson. » Les toits étagés font écho aux rizières en terrasse. Zhou est riziculteur. Comme tous ceux qui travaillent la terre, il tient compte de l’eau, du ciel, de ses intempéries et de ses génies agraires. L’animal mythique, associé à la pluie, aux récoltes abondantes est vénéré par la majorité des paysans. Qu’ils soient Han comme 92% de la population chinoise ou appartiennent comme lui à la nationalité minoritaire Dong, l’une des 55 ethnies non han mais fortement sinisée de ce pays grand comme dix huit fois la France.

Zhaoxing, village Dong, Guizhou © ppc
Zhaoxing, village Dong, Guizhou © www.philippepataudcélérier.com

Zhou vient de poser au sol ses nasses à poisson. Les Dong sont d’habiles pisciculteurs. « Le dragon nourrit et nous protège des fantômes. » Il rend même invisible le nouveau né quand il est brodé sur le porte-bébé. Les mauvais esprits sont d’autant plus craints que le milieu naturel est difficile à maîtriser et la mortalité enfantine élevée. Le sud-ouest de la Chine est particulièrement enclavé. Dong ne signifie t-il pas une cuvette traversée par un cours d’eau au fond d’un cirque ? Au Guizhou, il n’y a pas « trois mou (1/15 d’hectare) sans montagnes ; pas non plus de terre qui ne soit pas sculpté en rizière avec le reflet d’une palanche et d’un nourrisson peloté dans le dos.

Chine, Guizhou, Fulu, femme Dong © PPC
Chine, Guizhou, Fulu, femme Dong © www.philippepataudcélérier.com

Il est à peine sept heures du matin dans ce village de 2000 âmes où Zhou est né voilà cinquante ans. Nous attendons assis sous le parvis ouvert de la tour du tambour. Zhou fait observer l’ingénieux montage à base de tenons et mortaises. « L’arbre n’a pas besoin de clou pour se fixer au sol. » De nombreuses scènes sont dessinées sur chacun des avant-toits étagés. Elles rappellent, sur fond de chaux, de nombreuses scènes agraires ainsi que différentes légendes et mythes fondateurs : « Une guerre éclata entre seigneurs. L’un d’eux tué au combat avait une fille du nom de Shasui. Celle-ci entraîna alors son peuple dans l’exode. C’était en l’an 618. Les Dong pénétraient pour la première fois au Guizhou.»

Détail d’une tour Dong, Zhaoxing © www.philippepataudcélérier.com

Comme tout haut lieu, la tour symbolise le pouvoir. Mais sa légitimité tient au respect de règles ancestrales. Elever une tour c’est se tourner vers les anciens. Enchevêtrer des solives, c’est nouer des liens entre ancêtres et vivants. « C’est construire le visible sans détruire l’invisible. » Si Luban, l’ancêtre Charpentier, celui qui connaît toutes les règles de construction, n’est pas consulté et dûment honoré par les maîtres architectes, mille calamités s’abattront sur le village. « Surtout ne pas abattre les vieux arbres où résident les esprits protecteurs. » A Zhaoxing, il y a cinq tours, une par clan et une scène de théâtre jouxtant chacune. Le pouvoir n’est rien sans représentation. Qu’un événement néfaste surgisse, le ressentiment d’une divinité envers un ancêtre, sera apaisé par les rituels chantés et dansés des maîtres exorcistes.

Dragon, 2014 © Baptiste Pataud Célérier
Dragon, 2014 © Baptiste Pataud Célérier

« La tour est un pont entre ciel et terre ! Mais il y a aussi les ponts de la pluie et du vent qui enjambent les rivières et se font enjamber par la pluie puisque leurs toits tiennent les passants à l’abri des intempéries. » Zhou se rappelle la légende de la jeune fille tombant du pont à cause du vent. Les Dong crièrent si fort que le dragon, maître de la pluie et du vent sauva la jeune fille des pinces du crabe du domaine de la rivière alors qu’il la tirait dans son lit. « Depuis les ponts de la pluie et du vent sont construits avec une galerie couverte. »

Zhaoxing, Pont du Vent et de la Pluie, Dong © Philippe Pataud Célérier
Zhaoxing, Pont du Vent et de la Pluie, Dong © www.philippepataudcélérier.com

Zhou sourit. Il sait que le pont n’est pas qu’une affaire de passage entre deux rives mais aussi d’espoirs pour passer d’un état à un autre. L’eau a toujours cet effet de miroir sur la fécondité. Les communautés vivant autour du pont n’ont-elles pas toujours plus d’enfants ? Les Dong savent que les esprits passent le pont quand ils sont en quête de réincarnation. A chaque nouvel an, les Dong le traversent avec eux dans l’espoir d’accroître leur descendance. Un passage plus utérin. La sècheresse, on s’en méfie. Combien de légendes et de terres brûlées par dix soleils avant que l’habile archer ne décoche huit de ses flèches ? Epargnant la lune et un soleil… Parfois des ponts sont construits sans rivière. Qu’importe. Il s’agit encore de passage. « Plus difficile de changer d’état d’âme que de rive ! » souffle Zhou.

Le pont n’est donc pas seulement ce lieu où l’on passe mais celui où l’on se tient pour se dépasser soi même porté par les bonnes énergies d’un paysage harmonieux. À mi longueur du pont s’élève souvent un oratoire. Les Dong font des offrandes, annexant les pouvoirs protecteurs des génies consacrés.  On trouve souvent pour gardien Guandi, le général chinois divinisé… Mais le panthéon est vaste. Les esprits de la nature ne sont pas oubliés. Pas davantage Maitreya, le messie bouddhique (voir encadré). Un arbre préside souvent à l’entrée du pont ou du village. « Shuikou », littéralement, la bouche de l’eau, la matrice, définit ce point de perspective, cet ancrage géomantique (géomancie : en chinois fengshui, littéralement « vent et eau ») à partir duquel tout se construit de manière naturelle : une tour, un pont, un village.

Dulu, champ de colza © www.philippepataudcélérier.com

Les arbres on les vénère. Ils passent entre générations comme un témoin entre ciel et terre. On les plante à la naissance des filles pour les abattre au mariage. Filiation toute lignagère chargée d’une terre, d’une mémoire qui va charpenter le foyer prenant racine. Quand l’ancêtre des Dong est mort, un arbre a poussé sur sa tombe. Bouddha n’a-t-il pas connu l’éveil sous un figuier ? Cet arbre appelé Solo avait les feuilles recouvertes d’une écriture que personne ne pouvait déchiffrer à l’exception de l’oiseau Diugu. L’oiseau blessé tomba un jour dans l’eau et fut avalé par un poisson qu’un jeune garçon repêcha aussitôt. En remerciement, l’oiseau apprit au jeune garçon toutes ses chansons qu’il transmit à son tour à son jeune peuple. Depuis les Dong ont une langue entre 6 et neuf tons, privilège d’une société sans écriture, et les jeunes filles mangent régulièrement des fleurs pour s’adoucir la voix quand elles chantent avec le cœur.

Jeunes filles Dong à Fulu, Guizhou © www.philippepataudcélérier.com

Les jeunes filles arrivent justement. Elles sont sur leur 31. Aujourd’hui est le troisième jour du troisième mois lunaire. Zhou se lève. Il est temps de partir. Les vêtements plongés dans l’indigo, passés au jus de kaki lustrés au blanc d’œuf brillent sous le soleil comme des arpents de rizière. Elles sont couvertes de bijoux de la tête aux pieds. La masse noire des cheveux, lustrée à l’huile de thé, est roulée en chignon, piquée d’épingles et de peignes en argent. Les motifs regorgent de papillons, de libellules, d’oiseaux mythiques et de dragons. Tout un bestiaire propice au port de tête inspiré par la nature protectrice. Se faire belle, c’est montrer sa nature à travers celle qui vous accomplit. Le dos est estampillé d’un magnifique contrepoids qui retient le corsage : deux spirales reliées par un plat en forme de S. La symétrie symbolise l’image des canards mandarins, signe de fidélité conjugale mais aussi le yin et le yang, d’influence taoïque. L’humide et le sec, le dur et le tendre. On dit du Guizhou que l’est est féminin, l’ouest masculin. Associant au premier les régions forestières, au second ces sols karstiques où les rochers affleurent comme l’ivoire sous la peau. Les bijoux cliquètent au dessus des rizières.

Le crépitement incessant des pétards rappelle qu’en ce début d’avril, on effraie les mauvais esprits tout en appelant ses ancêtres. Les Dong, à l’image des Han, fêtent le jour des morts, le Qing Ming, « le jour de la pure lumière », quand la nature se gorge de sève, quand le cycle agricole reprend au printemps le chemin des rizières ; non quand les arbres perdent leur feuillage à l’automne. En file indienne, les Dong circulent sur le flanc ouest des montagnes ; là où le soleil se couche ; là où un géomancien a désigné l’emplacement de chacune des sépultures entre creux et bosses comme on étudie le corps du dragon. Les paniers débordent de victuailles. Nombre de familles vont pique-niquer sur les tombes accessibles bien souvent après plusieurs heures de marche.

Tombes Dong © www.philippepataudcélérier.com

Les bières préférées du défunt ne sont pas oubliées ainsi que tout ce dont il pourrait avoir besoin : voitures, buffles, téléphones portables, matérialisés en papier puis brûlés à destination des ancêtres. Par chance, un camion passe et s’arrête. Rien ne relève du hasard. Zhou me fait comprendre qu’il a honoré les siens très récemment. Le culte des ancêtres protége depuis l’au-delà les destinées de leurs descendants. Difficile d’interpréter avant notre arrivée le camion qui s’est mis à fumer.

Monnaie d’offrande, Guizhou © www.philippepataudcélérier.com

Aujourd’hui est le troisième jour du troisième mois lunaire et c’est à Fulu (dans la province attenante du Guangxi) que le San Yue San, la fête du « trois, trois » est la plus importante. Si les tombes sont fleuries, les jeunes filles sont bijoutées de la tête aux pieds car passé l’engourdissement hivernal tout renaît avec le retour du printemps. La sève nourrit les plantes comme le sang irrigue les tissus. Les jeunes filles sont parées de ces couleurs qui ont l’exubérance du printemps. Les peignes en plastique aux couleurs fluo toisent les torques gravés de motifs végétaux. Le San Yue San est la fête du renouveau, la grande fête de la Jeunesse. Plusieurs dizaines de milliers de personnes affluent. Les communautés Dong, Miao, Yao, se brassent sous l’égide des marchands chinois. Zhou a ses nasses à poissons à vendre. Les jeunes filles ont un cœur à prendre.

Les jeunes gens défilent en guerriers de Shasui la prophétesse, accompagnés par les joueurs de Lusheng, orgue à bouche, constitué de tuyaux de bambou. Soudain le dragon surgit au milieu de la foule. Le dragon porté par les hommes, celui qui s’élance en direction du ciel dans l’éclosion des pétales, le fracas des pétards ; celui qui « recrache sous forme de pluie fécondante toute l’énergie accumulée pendant l’hiver » disent les Chinois (1). Les jeunes gens font cercle sous le regard des jeunes filles. On prépare la fusée, sorte de gros pétard fleuri, –huapao – qui doit exploser au-dessus de la foule en libérant ces trois anneaux que les jeunes gens vont se disputer. Le premier apporte la longévité ; le deuxième, la prospérité ; le troisième la postérité. Le pétard fleuri explose. Les jeunes gens se précipitent et s’affrontent. Les muscles saillent sous la peau. Les filles chantonnent en se tenant la main. Les poitrines ondulent avec l’inflexion des jeunes pousses qui redémarrent. Le printemps est bien là et Zhou a vendu ses nasses.

Texte et photos © Philippe Pataud Célérier

Cet article est paru en 2005 dans Le Monde des Religions N° 13, En Chine chez les Dong

Notes :

(1) Voir Le discours de la tortue, Cyrille J.D. Javary, Albin Michel, 2003.

Pour en savoir plus :

Littérature enchantée des Dong, Introduction de Annie Curien, récits de Zhang Zezhong et Pan Nianying (Editions Bleu de Chine, 2000). Sinisation, par Jean Berlie (Guy Trédaniel, 1998). Tourisme ethnique en ombres chinoises, la province du Guizhou, par Geneviève Clastres (Harmattan, 1999). Encyclopédie des savoirs et des croyances (Bayard, 2004). Fatiguer la douleur dans La mort et l’immortalité, excellent article de Cyrille Javary sur le culte des morts chez les Han.

Publier un commentaire

Time limit is exhausted. Please reload CAPTCHA.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.